Les chimpanzés mangent de la terre pour mieux se soigner
Journal LE MONDE du 14.01.08

Plus on l’explore, plus la connaissance empirique que les chimpanzés ont de la médecine laisse pantois. On les savait capables d’avaler, pour leurs vertus vermifuges, les feuilles rugueuses et velues d’une plante herbacée. Ou de mâcher longuement les tiges d’un petit arbre, au jus très amer mais riche en composés antiparasitaires. Et il apparaît maintenant que nos plus proches cousins mangent régulièrement de la terre… pour mieux se protéger du paludisme !
“Les chimpanzés consomment les feuilles d’un arbre, Trichilia rubescens, dans lesquelles nous avons isolé deux molécules aux fortes propriétés antipaludéennes”, explique en préambule Sabrina Krief. Depuis 1999, cette jeune vétérinaire, primatologue au Museum national d’histoire naturelle de Paris, a effectué plusieurs missions en Ouganda, dans le parc de Kibale où vit une communauté de chimpanzés. Désireuse d’étudier la façon dont se soignent ces grands singes, désormais menacés de disparition dans leur milieu naturel, son équipe est passée maître dans l’art de repérer les individus malades et de les suivre pour observer leur comportement alimentaire.

“En approfondissant ce travail, nous nous sommes rendu compte que les singes, juste après avoir ingéré les feuilles de T. rubescens, consomment parfois de la terre, poursuit la chercheuse. Une terre rouge située sous la surface du sol, que les médecins locaux utilisent également pour soulager les diarrhées.” Les diverses vertus thérapeutiques de la terre – riche, notamment, en minéraux rares – sont en effet connues de nombreuses sociétés traditionnelles et il n’est guère que dans notre Occident que sont traités de fous ceux qui s’adonnent à la géophagie.

Avec Noémie Klein et François Fröhlich, deux collègues du Muséum, Sabrina Krief a analysé la composition de cette terre. Les résultats, publiés depuis quelques jours sur le site Internet de la revue Naturwissenschaften, montrent que l’élément majoritaire des échantillons testés est la kaolinite : une substance active utilisée en médecine pour apaiser les troubles digestifs.

Mais pourquoi les chimpanzés mangent-ils cette terre en association avec les feuilles de l’arbre T. rubescens ? Pour le savoir, les chercheurs ont mis au point un protocole expérimental mimant la digestion. Surprise : alors que les feuilles seules, une fois dégradées par les sucs gastriques, ne présentent pas ou peu d’activité antipaludéenne, celle-ci apparaît nettement augmentée par l’association avec la terre.

Tout se passe donc comme si cette terre riche en kaolinite potentialisait les propriétés biologiques des molécules antipaludéennes contenues dans les feuilles. De quelle manière ? Cela reste à élucider. Comme il reste à comprendre l’extraordinaire instinct de ces grands singes, auxquels nous devons peut-être, en matière de médication naturelle, une partie de notre culture ancestrale. Une raison de plus pour les protéger, eux et l’habitat tropical qui héberge leur pharmacopée.